Kijū Yoshida est mort
Kijū Yoshida est mort.
La semaine dernière, mon ami Takumi m’a écrit, en français pour l’occasion, « Man. Yoshida est mort. »
J’ai répondu « Ah, merde. 教えてくれてありがとう。たくみから聞いた方がよかった。»
Je l’ai remercié de me l’avoir dit, et que je préférais l’avoir entendu de lui (que par hasard).
On préfère toujours entendre les mauvaises nouvelles d’une bouche amie que d’une indifférente, n’est-ce pas.
Le lendemain c’était l’anniversaire de mon père.
Je n’ai pas pu savoir quand avait lieu la cérémonie funéraire. Elle doit être sans doute passée à l’heure qu’il est.
Yoshida Kijū était l’un des plus merveilleux, honnêtes, splendides, droits, magnifiques et humains cinéastes qui soient. Et un homme de même.
Il « laisse derrière lui », comme on dit, parmi les plus beaux films du cinéma, parmi les plus beaux cinémas, parmi les plus purs, les moins conventionnels et les plus personnels, les plus impitoyables aussi.
Promesse (人間の約束, littéralement La Promesse Humaine, ou Promesse d’Humain-s) est l’une des plus vraies et des plus belles choses que quelqu’un ait pu faire avec une caméra, du son, du montage, des acteurs et un texte, même si Yoshida se souciait peu du texte. L’une des plus dures aussi, sans concession avec la réalité.
La Source Thermale d’Akitsu, Le Lac des Femmes, Histoire Écrite sur l’eau, etc.
En 2008, je crois que c’était en 2008, Yoshida m’a sauvé la vie.
Ses films, j’entends. Mais par extension, ou par origine, lui.
Après avoir vu Akitsu Onsen sur un conseil reçu entre deux paroles oubliées, j’ai dévoré la rétrospective intégrale que le Centre Pompidou lui organisait.
J’étais à cette époque dans un trou noir de vie où nulle lumière ne parvenait, tout prenant le visage d’un mensonge de convenance ou d'une mondanité ne pouvant absolument rien qui eût pu me sauver en quoi que ce soit.
Ce qui m’avait tant de fois sauvé, ou plus modestement réconforté, aidé à traverser des jours, des nuits — le cinéma, entre autres et pas des moindres — ne s’approchait de moi que sous la forme d’un bla-bla creux, inregardable, inécoutable, qui me semblait brandi par des gens n’ayant jamais touché le fond ni de la douleur ni des choses.
On pourra trouver prétentieux ces mots, comme si moi je les avais touchés alors que bla bla bla — soyons clairs, je m’en fous.
Et soudain les films de Yoshida m’ont donné des fragments de lumière et de vérité qui me parvenaient ; qui me « comprenaient », pas moi ou ma situation personnelle bien entendu, mais qui « savaient ». La chose humaine, ils « savaient ».
Et j’étais en plein dans la chose humaine.
Et ses films étaient humbles – quoique magnifiques, humbles, – et ils étaient amis.
Ses films savaient la chose humaine, et ils la musicalisaient.
C’était à la fois vrai et beau, terriblement vrai et irréellement beau, ou plutôt très-réellement beau, une beauté incroyable, très-imprévisible en même temps que faite du plus vrai réel, une beauté elle-même très-réelle, parfois presque insoutenable de beauté, et j’insiste, musique.
On pourrait radicaliser la phrase, comment faire de la musique avec la connaissance de la vie. Connaître la vie terrasse. Comme disait Duras, « il ne faut pas s’en faire accroire ». Regarder sous le vêtement de la vie, on trouve au même endroit la peau douce et le cancer, la gentillesse et la douleur.
Je ne vais pas faire le déroulé de ce qu’est la chose humaine. Si vous le savez déjà c’est bien, si vous ne le savez pas eh bien, comme disait encore Duras, c’est tant pis pour vous, et j’ajouterai : ou tant mieux.
Sincèrement.
Bref Yoshida est mort.
J’avais écrit un article sur cette rétrospective, que j’avais envoyé aux Cahiers. Jean-Michel Frodon, qui en dirigeait alors la Rédaction, avait eu la gentillesse de m’y répondre par un mot très aimable et qui m’avait beaucoup touché, où il me disait lui aussi son amour pour l’œuvre de Yoshida, et qu'il avait trouvé mon texte juste, et où il me proposait de le publier sur la version en ligne du magazine, la version papier étant déjà pleine.
Bien sûr j’en fus ravi.
Il aurait seulement préféré que mon article, que je n’avais pas voulu trop long, fût plus exhaustif (je n'y parlais pas de tous les films), j’écrivis donc le soir la seconde moitié de ce texte, que je lui renvoyai le lendemain sous le titre Leçons de lumière.
Voilà ce que nous offrait Yoshida : des leçons de lumière.
Moi qui avais reçu depuis quelques années un peu trop de leçons de ténèbres, je les accueillais avec bonheur, et une reconnaissance infinie.
On peut parler sans exagération ou poésie d’une renaissance, que je lui dois.
Quelques années plus tard, Éric Pellerin, Directeur Général de la branche française de Mitsubishi Electric, et qui en dirigeait également le mécénat culturel avec une profonde sincérité, eut la douce générosité de m’accorder une subvention pour que j’aille à Tokyo y tourner un film, qui s’appellerait, dans mon japonais approximatif d’alors, Anata, arigatou : toi, merci.
J’allais à Tokyo un peu pour le film, un peu pour y revoir une fille dont j’étais tombé un peu amoureux.
Y a-t-il vraiment beaucoup de choses que l’on fait sans que ça soit au moins un peu pour revoir une fille dont on est tombé un peu amoureux ?
Je n’en suis pas sûr.
Peu de temps avant mon (hélas) retour à Paris, pris d’une impulsion j’écrivis à Jean-Michel Frodon à nouveau, pour lui dire qu’étant à Tokyo, j’aurais été heureux de rencontrer Yoshida si c’était là une chose possible, aurait-il un contact à me donner où je puisse lui écrire sans l’importuner ?
Il eut là encore la gentillesse de m'accorder sa confiance, et quelques jours plus tard je rencontrai Yoshida, accompagné de son interprète Emina Tonnelier, dans un salon privé du bar d’un grand hôtel du centre de Tokyo.
Mon but principal était de le remercier.
Je n’enregistrai donc pas notre conversation. Ce n'était pas une interview, c'était une rencontre. Parfois il ne faut que garder l’image, le souvenir, incomplet, indétaillé, une image dans le cœur. Et puis des remerciements, c’est une chose privée, entre deux personnes.
Il fut très heureux que je ne le considère pas comme faisant partie du cinéma japonais, mais du cinéma.
Je lui dis qu’il était évident que ses films étaient l’un des plus beaux cadeaux du cinéma mondial. Depuis et pour toujours.
Au même titre que les cadeaux, par exemple, de la littérature, et de ce qui existe depuis que des humains font des choses pour d'autres humains.
Et puis la conversation finit par devenir plus précisément cinématographique, plus précisément sur ses films, sur ses conceptions, je lui demandai l’autorisation d’enregistrer, il dit bien sûr. Le résultat fut publié un an ou deux plus tard dans la revue Mondes du Cinéma, accueilli dans ses pages par Mounir Allaoui, sous le titre Kijū Yoshida : un cinéma en négatif. Je crois.
Et puis peu de temps après notre première rencontre, je récrivis à Yoshida pour lui proposer de nous revoir, plus longtemps, pour faire un livre d’entretiens. Il accepta.
Nous nous revîmes donc, sans doute encore quelques années plus tard, dans le même bar de ce même hôtel, puis dans celui à Paris où il avait ses habitudes, lui qui avait le goût de visiter la ville à sa plus belle saison, oserais-je dire la seule qui lui donne un intérêt, le printemps.
Là encore, l’engagement entier et la générosité d’Éric Pellerin furent essentiels, rien n’aurait pu se faire sans lui.
J’interviewai aussi à Paris Mariko Okada, immense actrice japonaise et l’épouse du maître, mais la cassette s’est perdue. Ma vie est une suite de choses importantes perdues. Peut-être un jour elle reparaîtra.
Encore beaucoup d’années plus tard, Vincent Boncour, directeur de la maison idéale pour un tel livre, Carlotta, accepta la publication de ces entretiens qui paraîtront donc sous le titre Kijū Yoshida La Parole Humaine, malgré il faut bien le dire leur perspective commerciale limitée, la connaissance de Yoshida même dans les cercles cinéphiles étant hélas à peu près inversement proportionnelle à leur splendeur.
N’ayant pas réussi, pour diverses raisons dont je suis l’essentiel responsable, à faire sortir le livre avant que Yoshida ne nous quitte, je ne me suis pas senti autorisé à assister à ses funérailles.
Et puis finalement, deux jours plus tard, je me suis dit que cela ne ferait qu’ajouter aux regrets, voire serait insultant — moi qui avais d’abord pensé que c’était ma présence qui aurait pu être d’une présomptueuse grossièreté —, et je tâchai de savoir où et quand elles avaient lieu. Je ne l’ai pas su.
La vie fait ses chemins. Nous les suivons. Parfois l’inverse est vrai aussi.
Donc Kijū Yoshida est mort.
Qu’il accepte ici à nouveau, comme je les lui ai exprimés de son vivant, mes excuses, mon admiration, et mes remerciements pour tout.
いつも色々ありがとうございました。
これからも、いつも気をつけてください。
Il aurait dit : « Au fil du temps, mes œuvres me paraissent de plus en plus étrangères. Sans doute leur propre évolution est-elle la preuve tangible et indubitable de ma vie. »
Qu’il repose en paix.
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Si je relis beaucoup je n’en finirai pas et je voudrai toujours ajouter, modifier, retirer, nuancer, alors je vais juste vérifier qu’il n’y a pas de phrase à l’envers, et pour le reste je laisserai les manques, et les imperfections. De toute façon qu’est-ce qui n’est pas manque, et imperfection.