Fabriquer de bons souvenirs

Au Japon et en japonais, un motif qui revient souvent dans les histoires d’amour, plus que celui de « passer des beaux moments, des bons moments », est celui de se « faire des bons souvenirs ».

J’ai personnellement longtemps eu un léger… « recul », oserai-je dire un peu brutalement, à l’idée de privilégier, ne fût-ce que dans la parole, la constitution d’un passé, à se remémorer, sur la jouissance d’un présent.

Bien entendu, pour que ce soit un bon souvenir, il faut avoir aimé ce qu’a été le moment, du temps où c’était le présent.
Néanmoins, je comprenais progressivement en entendant cette expression à diverses reprises et de diverses bouches, qu’il ne s’agissait ni d’une perception ou perspective propre à telle ou telle personne sur la vie et sur l’amour, sur sa vie et sur ses amours, ni encore moins bien entendu d’une « simple affaire de langage », si tant est qu’une telle chose existe, ce que je ne suis pas porté à croire. (En même temps, l’écrivant, — et j’avais failli d’abord écrire : « une ‘simple affaire de langage’, ce qui n’existe pas » —, je songe qu’il serait bien plus doux, d’où l’atténuation de la formule d’origine, de vivre un monde allégé des sens souterrains, ou de la notion de sens souterrains, ou de sens « en-dessous » des mots apparents, ou de leur quête, ou tout simplement d'un sens au langage, un monde ainsi où finalement, oui, le langage ne soit « qu’affaire de langage » : pas plus signifiant, en soi, que des lignes tracées au hasard sur une feuille, sans qu’il y ait de différence à comprendre ou à interpréter entre le fait qu’une ligne aille vers la gauche ou vers la droite : c’est une ligne, c’est tout ; à une époque où je cherchais trop à interpréter un set trop bref et trop sibyllin de paroles qui en ce temps comptaient pour moi, une amie aussi bien intentionnée que bien sage, m’avait dit : « mais tu sais, les gens disent n’importe quoi. Ils ne réfléchissent pas en le disant, ils disent quelque chose parce que ça leur sort, et ça ne correspond pas forcément à quelque chose qu’ils pensent, à une pensée en-dessous qu’il s’agirait de comprendre. Il faut laisser glisser, parce que tout simplement ça ne veut rien dire. » Alors oui, on peut rêver, et je rêve, à ce monde de pure surface, si reposant, si innocent, si ignorant, sans « layers », où ce qui tient du langage, et pourquoi pas même de tout le reste sans distinction des relations humaines, chaque événement, chaque seconde, ne ferait qu’apparaître comme un lapin saute, et le lapin disparaît : et personne ne réfléchirait au fait que le lapin va sauter ou non, ne s’abîmerait dans le temps du peut-être, et personne ne se demanderait, le voyant surgir, le sens du lapin, et personne, le lapin parti, ne se souviendrait du lapin. Un lapin a passé, le monde l’a accueilli, les gens l’ont accueilli, un lapin a passé, personne ne l’a pleuré, le temps l’a oublié.)

Et donc, au Japon, les amoureux se « fabriquent des bons souvenirs ». いい思い出を作る、ii omoide wo tsukuru.
J’emploie le mot fabriquer, il n’est pas parfaitement exact, mais comment voulez-vous, mais le japonais 作る、tsukuru, est vraiment du côté d’un faire dans l’action, un peu comme le make anglais, mais peut-être avec encore plus précisément l’idée que ce n’est pas instantané, qu’il y a une suite d’actions qui concourent au faire de la chose. Il y a un chemin du faire, dans le temps, que quelqu’un a pris, au long duquel il a agi (dans un certain but), et au bout duquel il est arrivé : quand la chose était faite.
Par exemple, avec 作る、on fait un gâteau. ケーキを作った、avoir fait un gâteau.
Make est peut-être trop bref pour qu’on y sente le temps qui passe, une seule syllabe pour faire du temps, ce n’est pas possible. Avec tsukuru, on a trois syllabes pour le sentir, chacune travaillant de sa consonne propre la même voyelle u, comme pour travailler la même tâche de « faire » sous divers angles, chacune après l'autre y allant de son propre outil.
Et pour peu que l’on parle au passé, alors là on est carrément vainqueur d’une épopée, tsukutta (tsukut’ta), ou en forme polie, tsukurimashita. Si tsukurimashita se passe dans l’instantané, je ne sais pas ce qui se passe dans le temps.

Alors les amoureux ne se font pas simplement des bons souvenirs, comme si les souvenirs se faisaient tout seuls dans le sillage naturel de ce que les amoureux vivent, ils se les fabriquent, ils se les construisent, pourrait-on presque dire si ce mot ne drainait en français un sentiment de planification ou de structuration qui n'est pas invité ici.
Ils s'emploient à fabriquer leurs bons souvenirs, dans l’action, et dans le temps.
Et avec volonté de faire, volonté de les faire, volonté qu'ils traduisent et qu’ils font agir dans l’action : se faire des présents pour faire des souvenirs.

(Et il y aurait un mot pour le « faire » simple, rapide, l’anglais to do, c’est する、suru, qui s’emploie de milles manières qui sont tout à fait la formulation officielle : faire salutation, faire mariage, faire encouragement…
Autrement dit il est probable que si le japonais avait voulu dire simplement « faire », sans besoin d’y donner la nuance d'action ou de fabrication, alors comme le disait Sartre à propos de Rimbaud, « il l’aurait dit ».
(« Ô saisons ô châteaux, quelle âme est sans défauts », et Rimbaud ne donnant pas à ces vers de points d’interrogation, ne demande pas quelle âme est sans défauts, mais place fondamentalement l’âme dans une perspective d’imperfection, et je crois me souvenir, d'inachèvement. Et si Rimbaud avait voulu dire que toutes les âmes ont des défauts, « il l’aurait dit ».
Souvenir d’il y a bien longtemps, alors j’ai peut-être un peu déplacé des détails.)
Mais donc le japonais ne glisse pas sur いい思い出をする、« suru », un faire léger comme une écume, le sillage des vagues, il いい思い出を作る、« tsukuru », le faire qui agit pour faire quelque chose, le faire qui est la vague, qui fabrique la vague pour avoir l'écume.)

Et donc tout à l’heure, je songeais que finalement, les Japonais avaient peut-être encore une fois raison.
D’abord il serait bien mal placé de les accuser de ne pas profiter du moment présent, tant il semble que l’émerveillement coule dans les veines japonaises au même titre que les globules rouges. Et le monde aurait des leçons à prendre dans l’admiration heureuse de l’existant, ce qu’on appelle contemplation, mot qui s’est un peu émoussé sous le poids de son usage irréfléchi, et qui pourrait signifier par exemple, « vision à l’écoute et à l’accueil des détails et fluctuations de l’existant, et de manière plus générale, accueil et ouverture à l’existant, à sa beauté, et bonheur éprouvé à la vue de cette magnificence spontanée, dans ses détails et dans son tout, immense robe éternelle que tisse l'infinité des plissements fugaces, passagers, microscopiques ou à taille d'homme, ou à taille d'arbre ou de vallée, de pétale, de regard, de bruit de vent, qui sont ce qui existe ».
Même à Kyoto les téléphones ont changé cela, mais ils n'en ont pas tout repris. Et quand les arbres à fleurs fleurissent, on sort de chez soi pour aller les voir.

Mais surtout, finalement, se fabriquer des bons souvenirs, comme disait encore le frère Rimbaud, ça ne veut pas rien dire.

Arrivés au milieu du chemin de notre vie, certes nous nous trouvons bien dans une sylve obscure, et quitte à être dans le noir, autant que l’on ait, pour ne pas avoir totalement l’impression d’avoir perdu sa vie qui ne reviendra pas, dans son bagage quelques souvenirs pour nous dire que nous avons bien vécu. Que tout de notre existence ou de nous n’est pas entièrement passé aux pertes et profits du néant, et que oui, nous avons été, et que oui, nous avons vécu le bonheur, et que oui, grâce au souvenir, nous le portons encore en nous, palpable encore suffisamment pour nous faire sentir que malgré tout, malgré ce qu’on a perdu, malgré ce qu’on perdra et en dépit de ce qu’on n’a pas fait, nous sommes plein, ne fût-ce que par le souvenir, de quelque chose.
Si nous nous retournons en nous, nous voyons quelque chose. Nous ressentons la présence de quelque chose, la présence d’un temps, qui n’a pas fait que disparaître : qui a eu lieu.
Et qui a toujours, en nous, un certain lieu, par cela même qu’il a eu lieu, et que nous en contenons le souvenir.
Si l’on lance un cri vers notre intérieur, ce n’est pas l’écho qui répond : c’est bien notre propre voix qui nous dit, oui ? Tu veux savoir si tu as vécu, si ta vie a eu du sens, si tu as connu l’existence ? Mais oui, regarde : voici des souvenirs heureux, que vous aviez fabriqués ensemble, et qui t’attendent toujours quand tu le souhaiteras, et qui se tiennent à tes côtés, en toi, comme des compagnons qui sont aussi toi-même.

Les Japonais, étant habitués des caprices soudains de la nature où quelques instants suffisent à détruire une ville ou une vie, savent peut-être mieux que beaucoup combien il est précieux que ce qu’on aime soit à l’intérieur : quelque tsunami qui vienne, tant que je vivrai, je ne perdrai pas mon « bon souvenir ».

Le souvenir, 思い出、omoide, c’est littéralement : la pensée 思 qui sort 出. Qui sort en soi, qui ressort, qui remonte. D'ailleurs, pour dire que l'on vient de se rappeler (quelque chose, que l'on ne parvenait pas à se rappeler), on dit : 思い出した!Omoidashita, « la pensée est sortie ».
Et le souvenir est いい、« ii », mot qui désigne autant ce qui est agréable, ce qui est approprié à une certaine situation, que de manière générale ce qui est bon, au sens de bien, de bénéfique, de positif, de bon à faire ou à recevoir, à vivre, de ce dont le fait que ça soit est bon.
Ainsi le いい思い出、c’est la pensée bonne qui sort à l’intérieur de soi.
Et si je l’ai fabriquée avec amour, et si 大切にした、taisetsu ni shita, si je l’ai « faite précieuse », qui signifie ici gardée avec moi précieusement, auprès de moi comme un bien précieux, alors je ne la perdrai pas, elle ne me disparaîtra pas, elle sera toujours avec moi, en moi, amie, et constituante éternelle, pour autant que je vive, du fait que je suis, du fait que je suis quelque chose, et de ce que je suis, et petit rempart intérieur contre la violence du monde, les sirènes de l’inachèvement, ou la force de l’inexistant.
Je suis.
Tu as été, et peut-être tu es toujours.
Nous sommes.
Dans un certain lieu du monde, dans un certain lieu du temps, dans un certain lieu de moi, nous sommes. Parce que je tiens précieux en moi les bons souvenirs, les bonnes pensées, toujours capables de remonter jusqu’à la surface de ce que je sens au présent, que nous avions fabriqués.

Cette après-midi de juillet, ne m’est pas seulement précieuse, comme elle nous est précieuse à tous, parce que nous avons tous vécu cette après-midi de juillet, cette nuit à s’embrasser dehors, ce voyage ensemble de quelques jours, ensemble allés ailleurs, et ensemble l'ayant vécu, au monde et seuls, elle est aussi, peut-être, mon unique bien inaliénable : fussé-je nu dans un monde détruit, et ayant perdu tous les miens, je pourrai toujours, à l’intérieur, serrer contre moi ce souvenir.

On dit que s’il y a eu tant de violonistes parmi les musiciens juifs d’Europe de l’est, c’est parce que, comme le tremblement de terre pour les amoureux japonais, le danger total immédiat, la fuite à l'instant même, l’exil surgissant à la seconde, pouvaient venir là-bas par n’importe quel matin.

Quand on doit partir maintenant ou on y passe, un violon s’emporte avec soi.
Un piano, on le perd, et on ne jouera plus de musique, et la musique ne jouera plus.

Jouons de la musique.