(La mer et la fenêtre)
Je suis allé à ma fenêtre, ma fenêtre était ouverte avec la moustiquaire devant et le rideau ensuite, j’ai ouvert le rideau, j’ai ouvert la moustiquaire, une moustiquaire coulissante, comme une porte coulissante et comme la fenêtre qui est coulissante, et j’ai passé ma tête dehors et mes bras pour déplacer sur la barre les cintres de linge qui séchaient pour pouvoir fumer une cigarette, assis sur le rebord de la fenêtre, le coude posé sur la toute petite rambarde, comme je suis là en train de le faire, sans leur envoyer trop de fumée - et en passant la tête et les bras par la fenêtre et en bougeant les cintres, je passais la tête dans l’air du soir d’un octobre qui ressemble à l’été, et dont l’air du soir est comme un air de fin de jour d’été, quand un air rafraîchi arrive sur le visage et nous fait ressentir à la fois l’agréable rafraîchissement du fameux petit vent du soir, et soudain nous redonne aussi le sentiment de notre peau qui a eu chaud pendant ce jour, s’est pris du soleil, s’y est même légèrement tannée, et on la ressent un peu durcie, épaissie, comme un peu poussiéreuse aussi d’avoir un petit peu transpiré, mais un poussiéreuse agréable, on a l’impression d’avoir bu du rosé avec ses amis autour d’une table dans un jardin, dans un bel après-midi soleilleux entouré simplement de montagnes, de bruit de cigales, et de musique peut-être.
Et en passant ma tête et mes bras à la fenêtre, j’ai reçu cet air-là, ces sensations-là, ces sortes de semi-souvenirs qui remontent un peu comme une impression générale, un concept d’été pas même forcément incarné dans des souvenirs précis détaillables, et pendant un instant j’ai cru sentir une odeur de mer.
Pas à cause de l’odeur d’été, pas forcément appelée par elle, mais juste, je l’ai sentie, j’ai cru la sentir.
L’odeur de mer d’été, c’est encore autre chose que l’odeur d’été et de montagnes, c’est encore un wagon de sensations spécifiques qu’on a ressenties et qui ressortent d’un coup comme un petit bouquet, indistinct mais très caractérisé, on ne voit pas les pétales mais il n’a le parfum de rien d’autre, c’est l’odeur de la mer en été : toutes ces choses qu’on a faites avec sur le visage cette légère seconde peau de sel, dans les narines toujours cette iode en fond sonore qui colore tout ce qui passe, et puis tout ce qu’on ne fait qu’à la mer : personnellement me baigner m’ennuie, la plage m’ennuie à part pour y marcher, mais y rester sous un parasol plus de vingt-cinq minutes dépasse totalement le fonctionnement de mon imaginaire et de mes plaisirs. Mais il y a tout le reste, qu’on se baigne ou non : marcher, faire le touriste (c’est drôle, de manière générale on peut voyager, mais à la mer c’est comme si on était obligé de n’être pas dans le voyage, mais dans être un touriste, un truc sorti de Paris qui sort le short et les sandales, et va boire des monaco sur la table en plastique du PMU du coin, avec d’autres gens en sandales, qui se sont réunis pour l’occasion pour aller tous sourire ensemble à côté de la mer, - et qui, le touriste, le touriste dans être un touriste, se trouve profondément heureux de cet ensemble de sensations, le short, les sandales, les amis, les sourires, la table en plastique, le monaco, ou toute autre boisson improbable qu’on ne boirait jamais et qui prend soudain le goût de l’été, comme la note imprévue qui donne à tout l’ensemble son évidence, son entièreté, son inoubliabilité. Non, pas besoin d’un monaco pour d’être dans l’inoubliable. Vous savez ce que c’est, on papote et on s’enflamme.
Et alors, j’ai sûrement perdu ma phrase quelque part en route, mais un instant après avoir senti l’odeur de la mer, bien sûr je me suis dit ah ben non, pas la mer.
(Bon, techniquement, il y a la mer pas loin, au bord de Tokyo à un moment il y a la mer. Mais bon ce n’est pas « la mer », à d’autres endroits du Japon c’est totalement « la mer », quoique différente de « la mer » de France, c’est beaucoup plus doux, moins bruyant, pas tant côté volume sonore que côté... dans l’être du vacancier français, il y a le bruit, le vacancier français est un être de bruit. Dans le cœur de la mer de France, j’entends surtout la mer de sud, la Méditerranée, il y a un fuseau de bruit comme il y a des fuseaux de muscle dans une jambe, c’est quelque part au centre et on construit le reste autour, entre autres, sur ce fuseau-là, comme une plante grimpante autour d’un tuteur ou le long d’un arbre, on ne peut pas lui retirer l’arbre. Il fait partie d’elle.
La mer japonaise, de ce que j’en ai vu, non, elle n’est pas du tout cet être de bruit, mais je vous en parlerai une autre fois. Elle est un être de douceur étalé le long d’un horizon oblongue qui va de gauche à droite du visible, auquel il ne manque que des cils pour être comme les yeux des filles qui viennent se baigner à la mer.
Mais alors à Tokyo, non, la mer je ne la connais pas trop mais ce n’est pas comme la mer, c’est plutôt un port et des containers, dans l’idée. Et là où je suis je ne pense vraiment pas que des particules d’iode aient pris le temps de venir jusqu’ici pour tomber pile dans mes narines.)
Alors je me suis donc dit, ou même j’ai simplement compris sans employer les mots, comme on fait, vous savez, quand une sensation ne dure qu’un instant : « ah ben non, pas la mer » ; et en ressentant que non pas la mer, immédiatement dans la continuité c’était ah ben non, pas marcher le long de la mer, pas boire des monaco sur une table en plastique avec des amis qui sourient, pas faire le touriste qui met son short et ses sandales et est content d’avoir trop chaud, et de se prendre la poussière des endroits de la rue qui sont en sable blanc, là, sur le côté, vous savez. C’est un truc caractéristique des petites villes de vacances à la mer, je ne sais pas pourquoi c’est uniquement là, ils doivent cacher sous le sable des appeaux à touristes, des phéromones à parisiens... Ou alors c’est exprès pour jouer à la pétanque.
Et quand cette mer momentanée s’est éclipsée, que j’ai eu l’impression de sentir l’odeur de la mer, puis que j’ai eu compris que je n’avais pas senti l’odeur de la mer, que je n’avais pas senti l’odeur de ces moments-là, de ces années-là, de ces vacances-là, de ces étés-là, de ces sandales sur le bitume poussiéreux d’été pas loin du sable blanc dans une sorte de carré du parking du centre ville avec la mer qui fait coucou, ... quand j’ai eu cru sentir l’odeur de la mer, que tout ça sans images ni mots est remonté, que j’ai compris n’avoir pas senti l’odeur de la mer, que ces sensations sans images ni mots sont reparties, redescendues dans les souvenirs et les rêveries, je me suis dit : j’aimerais bien sentir l’odeur de la mer.
Et de ces étés.
Et de ces années.
Et de ces personnes, et de ces manières de partager le temps, et de ces manières de partager le vin, de partager la bouffe, de partager le soleil, et de partager ces petites plages de joie que la vie a le pouvoir de nous apporter une fois par an, et que nous prenons ou non selon les années. Faisant semblant, plus ou moins, que le reste tient, que les autres mois de l’année tiennent le choc.
Pourtant Dieu sait que je m’en fous de la mer. Et d’aller à la mer.
Mais l’été, le chaud et les gens, et le monaco ou le rosé sur des tables en plastique ou en bois, c’est bien.
En vrai j’ai dû boire un monaco une fois en quinze ans d’été. Mais pouvoir de la boisson imprévue dans un moment miraculeux, il a pris l’image de l’été, comme le jus de tomate a pris l’image de l’avion.
N’est-ce pas ? Avouez que vous buvez un jus de tomate quand vous prenez l’avion.